Lieux d’être, revue thématique de création littéraire et artistique
N° 36, automne 2003

Je(u) Jouai

Le Je de l’apparence ou le Casanova de la syntaxe.

Et qu’est-ce qu’un homme sans artifice ? Si je voulais rencontrer la femme au détour d’une phrase et surtout la séduire ne devais-je pas trouver les qualificatifs subtils et puissants à la fois qui me permettraient de me distinguer et de l’éblouir.
Je me mis donc en quête des adjectifs qui me construiraient un physique avantageux. Ils se présentèrent par dizaine, mais ils avaient la carrure de ce qui est simple. J’en réclamai d’autres. Je m’aperçus vite que ceux qui me plaisaient le plus avaient chacun une touche sentimentale ou intellectuelle, un plus qui n’était pas pour me déplaire. Aussi je décidai de faire plutôt appel aux adjectifs qui autorisaient plusieurs degrés d’interprétation. Je retins aussi une longue cohorte de ceux qui rehaussaient mes capacités intellectuelles, voire créatives.
Lorsque l’endroit, pourtant spacieux, fut rempli de ces rangées de mots qui devaient faire de moi un homme unique, semblable à tous par essence, mais différent par nature, j’entrepris de les essayer, seul ou en bouquets colorés et odorants. Parfois j’en glissais un devant et un par-derrière, d’autres fois j’en faisais basculer un après le verbe et je le répétais en le précédant par un adverbe, histoire de lui donner du corps. Ou encore, je l’assignais en début de phrase comme si c’était lui l’important, alors qu’il n’était là que pour mieux me définir. Bref j’étais inépuisable. Ainsi paré je sautais de phrases en phrases, de texte en texte, de romans en nouvelles. Les femmes, nombreuses, que j’y rencontrais, elles-mêmes entourées de mille artifices étaient toutes séduites. Cependant encore aucune n’a su me retenir. Mais un homme sur papier ne vieillit pas, alors…

Renata Ada